Suite à un procès qui a duré plus de dix heures, dix militants associatifs et syndicaux ont été condamnés le 17 juin 2011 à des peines de prison entre deux ans et demi et trois ans dans la ville de Bouarfa (région de l’Oriental, province de Figuig, à 70 kilomètres de la frontière algérienne).
Les chefs d’inculpation sont « manifestation illégale » et « usage ou incitation à l’usage de la violence contre les forces de l’ordre ». Le 18 mai, neuf jeunes ont été arrêtés au cours d'une intervention policière contre un sit-in de diplômés-chômeurs qui se tenait depuis quelques jours. Les jeunes furent relâchés le jour même, mais une nouvelle vague d’arrestations débuta le 24 mai : 9 personnes furent arrêtées et conduites à la prison de Bouarfa.
Le 26 mai, pendant le jugement des 9 détenus du 24 mai, la section locale de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) organisa un rassemblement de solidarité devant le tribunal de première instance de Bouarfa. Pendant l’action, deux membres de l’AMDH, également syndicalistes de la Confédération démocratique du travail (CDT), furent arrêtés, accusés d’inciter à la violence contre les forces de l’ordre déployées.
Une des personnes détenues le 26 mai est Saddik Kabbouri, secrétaire général de la section locale de la CDT, membre de l’AMDH et coordinateur, depuis 2006, du réseau associatif animant une campagne revendicative contre la hausse des prix et la dégradation des services publics. Ce réseau avait obtenu la gratuité de l’eau depuis mai 2006, à la suite de manifestations de masse rassemblant jusqu’à 10 000 personne, soit la moitié de la population de la ville. Une campagne de boycott menée de manière efficace contre l’Onep (Office national de l’eau publique) permet désormais aux Bouarfis d’ignorer les factures de l’eau et a promu la Coordination animée par Kabbouri au rang d’interlocuteur social privilégié des pouvoirs publics. Des problématiques telles que la qualité de la santé publique, le chômage ou la corruption du conseil municipal sont systématiquement dénoncées par la Coordination locale contre la hausse des prix.
Le mouvement social est apparu dans une conjoncture marquée par la sécheresse, qui pénalise sérieusement l’économie de Bouarfa. Située dans une zone extrêmement aride, la vitalité minière de la ville pendant l’époque du protectorat n’est qu’un vague souvenir. Avec l’épuisement et la fermeture des mines, les travailleurs de Bouarfa se répartissent entre la fonction publique, des activités d’élevage pastoral et le ramassage des truffes. Celui-ci est sûrement l’activité la plus lucrative, car le produit est presque totalement exporté. Mais il s’agit également d’une activité instable, soumise aux aléas météorologiques. En 2005, l’accumulation de plusieurs années de sécheresse avait fait disparaître cette opportunité d’emploi. Dans un climat de tension sociale, des jeunes et des chômeurs avaient organisé quatre tentatives d’émigration collective vers l’Algérie. La symbolique de l’acte est puissante : la frontière entre le Maroc et l’Algérie au niveau de Bouarfa demeure disputée, partiellement minée et militarisée. Les villageois enclins à un tel acte de transgression, en franchissant la frontière, se disaient condamnés par la hogra (1) et « obligés de chercher une solution ailleurs ».
Bouarfa n’est pas restée à l’écart des protestations animées dans tout le pays par le Mouvement du 20 février (2). Cette plateforme politique, dont les origines remontent aux appels diffusés sur Internet par des jeunes à partir de janvier 2011, a déjà organisé cinq journées de manifestation nationale pour exiger la démocratisation des institutions politiques. Cet objectif implique la limitation du rôle exécutif du roi, garanti par la Constitution, l’autonomisation de la justice et la fin de la logique oligarchique sous-tendant toute activité économique. Dans la province de l’Oriental, la Coordination locale contre la hausse des prix a intégré les revendications du 20 février, en les enrichissant de problématiques locales : le chômage de masse, la précarisation des services publics et la marginalisation politique et économique de la ville.
Selon une délégation de l’AMDH venue à Bouarfa pour assister au procès judiciaire, la séance qui a eu lieu le 17 juin s’est déroulé dans des conditions contestables : les accusés ne furent pas autorisés à s’asseoir et le juge refusa tout commentaire émis par les avocats des accusés à propos des vices de procédure. Les défenseurs des droits de l’homme présents dans le tribunal parlent d’un procès politique lancé contre les membres les plus actifs d’un mouvement social qui pose problème aux autorités locales depuis plus de cinq ans.
La dénonciation de la nature politique du procès et du verdict contre les militants de Bouarfa survient deux jours après le compte-rendu de la Commission consultative pour la révision de la Constitution (mise en place par le roi en mars) aux différents partis. Mohammed VI a prononcé le 17 juin au soir un discours dans lequel il a présenté les traits majeurs du nouveau texte constitutionnel, qui devra être soumis à référendum le 1er juillet. Le supposé élargissement des compétences reconnues au Premier ministre, au gouvernement et au Parlement ne satisfait pas les revendications du Mouvement du 20 février. Le roi reste une figure « inviolable », ressort du pouvoir exécutif et judiciaire, et chef de l’appareil sécuritaire. L’accumulation d’événements répressifs, tels que celui de Bouarfa, ou, à un autre niveau, la condamnation à un an de prison, le 8 juin, de Rachid Nini, rédacteur en chef d’Al Masae, le journal le plus vendu au Maroc, ne pouvait que laisser présager le caractère cosmétique des réformes annoncées.
Montse Emperador, le 20 juin 2011.Notes
1. La hogra, mépris. Désigne l'attitude méprisante et arbitraire des autorités vis-à-vis du peuple (NDLR).
2. Le 20 février 2011, en réponse à l'appel du Mouvement du 20 février pour le changement, lancé sur Facebook, plus de 10 000 personnes manifestent dans toutes les villes du pays pour demander un changement démocratique du régime et la baisse des prix des produits d'alimentation de base. (NDLR
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